lundi 26 avril 2010

Le paradoxe du réel du travail

Si travailler peut être source de souffrances, l’activité professionnelle peut également être à l’origine de plaisirs. Une même situation de travail a pu procurer de la joie avant d’évoluer vers le mal-être.

Le plaisir procuré par l’exercice de son métier s’enracine à la fois dans la réalisation d’une production ou d’un service de qualité et dans l’accomplissement qu’il permet de soi-même. Ainsi se forment les « habiletés professionnelles » (1) dans la rencontre de la subjectivité du salarié, de son objet de travail et de ses relations aux autres.

Ce point de confrontation entre soi-travail-autrui en psychologie du travail s’appelle le réel du travail. Au sein du travail effectivement réalisé, il correspond aux questionnements soulevés par des situations inattendues, aux inventions à trouver pour y répondre. Ce travail là se vit sur le mode affectif, c’est le travail tel qu’il est ressenti, vécu, souffert, à travers le monde réel qui résiste.

Il est à penser en opposition avec le travail prescrit celui de l'organisation, auquel correspondent l'aptitude et le diplôme. A cette approche théorique, le réel du travail consiste en tout ce que chacun doit ajouter sans quoi rien ne fonctionnerait.

Christophe Dejours explique que s’en tenir aux « ordres, dans une obéissance absolue, cela s’appelle la “grève du zèle” » (1) et débouche sur un dysfonctionnement complet. Il s’interroge sur la nature de ce zèle, indispensable et pourtant généralement méconnu par les gestionnaires, et rappelle que le réel du travail, cet « écart entre le prescrit et l’effectif n’est jamais définitivement comblé ».

Le réel du travail s’inscrit dans un paradoxe : indispensable à la réalisation de l’activité, il n’est pas acquis et son retour imprévu est pourtant à la fois source d’inconfort et de développement. Sans cette confrontation parfois douloureuse, ou même angoissante, voire décourageante, le sujet ne chercherait pas à trouver une réponse, à inventer un geste, à créer une nouvelle façon de faire.

Si le réel du travail sollicite les connaissances, il suppose, et peut-être même exige, de la part de tous le recours à une intelligence particulière, une « intelligence qui découvre, une intelligence qui invente ; peut-être même faut-il parfois une intelligence créatrice ». (1)

Christophe Dejours précise toute fois que le zèle est à la fois recours à cette forme d’intelligence du corps et volonté, et désir, de la mettre en action. Cette intelligence dite rusée est nommée « métis » en psychodynamique du travail, en référence à la déesse grecque Métis (2).

Le réel peut intervenir dans des situations absurdes ou cruelles, mais c’est dans cette résistance du monde réel que le sujet se sent exister, se sent vivant. Ainsi est ce dans ce rapport que le corps fait simultanément l’expérience du monde et de soi.

Valérie Tarrou

1) Dejours, C. (2009). Travail vivant – 1 : Sexualité et travail ». Paris : Payot.
2) « Métis, l’intelligence du corps » : article à venir.

mardi 20 avril 2010

Le blog accueille le premier article de l’un de ses membres : "Les dilemmes de la subjectivation du travail, une urgence sociétale"

Faire du bon boulot et être reconnu pour sa contribution professionnelle sont depuis toujours les attentes légitimes des travailleurs.
Mais ils sont aujourd'hui intriqués dans un filet d'injonctions paradoxales dont le centre de gravité pourrait être : comment s'inscrire subjectivement dans ses actes de travail alors que l'engagement de soi requis par l'intensification managériale rend impossible la remise en question (individuelle et collective) des prescriptions ? Il faut faire, toujours plus et toujours mieux et plus vite.

L'être et le faire du sujet sont de fait contaminés dans tous les registres du quotidien. L'action n'a alors plus de sens existentiel car il n'y a plus, pour celui qui travaille, de satisfaction dans l'agir (le faire un bon boulot).

Le management est à l'affut de l'erreur dans le plan de vol qu’il a fixé, et dans le déni de la souffrance du sujet. Et le travailleur ne peut plus faire face, ce n'est plus la tâche qui lui est impossible mais lui qui est impuissant. Il ne peut plus faire l'expérience de l'échec et de sa tentative de résolution, ce qu'il fait devient insignifiant au regard de l'étayage corporel et relationnel de son identité. C'est ce qui est pour moi profondément pathogène.

Le travailleur ne se soumet pas, il est dédoublé énonce le philosophe Eric Hamraoui (Cf. 2010 Travail et santé. Paris : Erès. p101-114 ; Entreprise & Carrières n°995, p30-31) reprenant les travaux du philosophe Sidi Mohammed Barkat. C'est-à-dire que le sujet est à la fois celui qui est valorisé pour s’engager, pour faire face au quotidien ; quotidien de production qui se révèle être un puits sans fond où il consume ses forces et son énergie. La situation n’en n’est pas moins lourde pour le sujet.

Comment faire en effet pour tenter de digérer la confusion intime et institutionnelle entre l’action éthique et l’agitation prescrite ? Comment s’intérioriser responsable d’actes qui n’ont alors pas de sens dans sa propre histoire ? Le prix à payer par le travailleur est très onéreux pour sa santé physique et psychique, il y risque sa vie. Alors il n’est que temps de travailler, de constituer des groupes complémentaires de professionnels pour agir à préserver sinon à restaurer la santé des hommes, notre santé à tous, et le travail.

Danielle Daguisé – Psychologue du travail

mercredi 7 avril 2010

Souffrance ET travail

L'article de Philippe Zarifian paru ce jour dans Le Monde sous le titre « La Performance sociale : une aberration dangereuse » (1) souligne une nuance significative.

Comme l’écrit l’auteur, l’emploi des termes « souffrance AU travail » évoque une certaine réalité du sujet et fait « de l'individu au travail un être passif, soumis aux affections externes, écrasé, impuissant, triste, malheureux »(1).

Parler de « souffrance ET travail », ainsi que s’intitule le réseau de consultations spécialisées dans la prise en charge de cette souffrance (2), comme la consultation de Marie Pezé à Nanterrre, remet le travail au centre. Au centre du vécu du salarié, au centre de la réflexion sur l’organisation du travail, et au centre de la démarche thérapeutique.

Une double exigence s’impose : soigner le salarié malade du travail et soigner le travail, afin de ne pas aboutir à la « négation du travail réellement effectué, de ses succès comme de ses difficultés, de ses conditions de réussite pour réaliser “du beau travail” ».(1)

Ne pas pouvoir faire un « beau travail » rend « littéralement les gens malades, car la contrainte d'accomplir un travail qui n'est pas exécuté dans les règles de l'art est une vraie souffrance » (3), et « toutes les enquêtes convergent pour montrer nettement que la France a une culture particulière du “travail bien fait”. (3)

Les négociations nationales entre patronat et syndicats sur le traitement du « harcèlement et de la violence au travail » (4), en reconnaissant la responsabilité du mode de management dans les manifestations de souffrance au travail peuvent être considérées comme une ouverture pour que « l'entreprise ne soit plus seulement un tissu de relations personnelles dégradées, mais redevienne un lieu où accomplir un travail dans lequel on se reconnaît » (3).

Valérie Tarrou

1)
http://www.lemonde.fr/opinions/chronique/2010/04/06/la-performance-sociale-une-aberration-dangereuse_1329262_3232.html
2) http://www.karlotta.com/set.swf
3) Yves Clot, extrait de l’article « Le travail traverse une crise de sens » :
http://www.scienceshumaines.com/index.php?lg=fr&id_dossier_web=28&id_article=24962
4) Cf. article du blog au 26 mars.