lundi 18 juin 2012

Analyse des stratégies de défense du collectif de travail

Les stratégies collectives de défense représentent un concept central dans la Psychodynamique du travail. Christophe Dejours, dans son intervention lors du séminaire « Plaisir et souffrance dans le travail », (1988, p. 17), énonce : « … pour faire face à ces deux souffrances cardinales du travail que sont l’ennui et la peur, les travailleurs élaborent des procédures défensives. » Et il complète : « La vocation première de ces défenses c’est de résister psychiquement à l’agression que constituent certaines organisations de travail. »

Il a donc été identifié un mécanisme de défense collectivement mis en œuvre par les travailleurs qui leur permet de continuer à réaliser leur travail alors que des éléments inhérents au métier représentent des dangers, des risques qui devraient conduire à cesser le travail. Cette stratégie psychique permet de dominer la peur ressentie en agissant sur la perception du risque. Un déni de perception du risque permet de le chasser de la conscience.

La théorisation de cette construction défensive a été réalisée lors de l’étude de métiers du bâtiment, des travaux publics, puis des pilotes d’avion. Des métiers essentiellement masculins. D’autres travaux ont confirmé que « de telles stratégies ont été retrouvées dans toutes les situations à risque : chimie, nucléaire, navigation de pêche et, bien sûr et surtout, dans l’armée… » .

Pascale Molinier a poursuivi et complété ce travail en s’intéressant spécifiquement aux stratégies collectives de défense des infirmières (Molinier, 2006, p. 243 à 257). Elle détaille dans ce même ouvrage les éléments caractéristiques des stratégies collectives de défense (2006, p. 197).

Les stratégies de défense élaborées par un collectif de travail sont des formes de coopération structurées en systèmes qui « portent l’empreinte spécifique des contraintes inhérentes à chaque situation de travail » mais on peut isoler les caractéristiques générales suivantes.

1• Les stratégies collectives de défense sont invisibles car c’est un système qui associe des conduites et des représentations qui n’ont pas toujours de lien entre elles. Leur médium est la parole. Elles peuvent apparaître dans le cadre d’une intervention en psychologie du travail.

2• Elles sont intentionnelles mais insues, c’est-à-dire que les sujets savent ce qu’ils font, mais ils ne savent pas pourquoi ils le font, ce n’est pas conscient. Reprenant un exemple de Pascale Molinier, des infirmiers qui jouent avec un moignon savent ce qu’ils font, c’est intentionnel, mais ils ne savent pas que ce geste leur permet de construire une défense collective facilitant la confrontation au réel du travail.

3• Elles concernent la vie dans le travail et la vie hors travail, ce continuum est nécessaire pour que les défenses tiennent et soient présentes à chaque fois que l’activité est rappelée, à la maison, dans un syndicat, au travail…

4• Leur action sur la vie psychique passe par une maîtrise symbolique du danger. Il s’agit de parvenir collectivement à réduire la perception du risque encouru et de la peur qu’il génère. C’est une modification de la réalité, mais il ne s’agit pas de délire car il s’agit d’une action collective, et qui suppose l’adhésion de tous les membres du collectif pour que la stratégie de défense fonctionne. Si l’action est collective, la personnalité de chacun peut colorer la façon d’agir.

5• Une stratégie collective de défense est une prise en charge collective de la souffrance sur la durée. Christophe Dejours précise ce critère (2000, p. 66), « dans la mesure où la prise en charge collective de la souffrance ne dure qu’un moment » on ne peut parler de stratégie collective de défense.

La psychodynamique du travail a décrit le rôle protecteur particulier des stratégies de défense collectives, qui permettent de préserver la santé mentale de travailleurs exposés à des dangers ou des pénibilités importantes dont ils ne peuvent se protéger efficacement. Dans les collectifs où les hommes sont majoritaires, ces stratégies se structurent autour du déni de la vulnérabilité. Dans les collectifs féminisés, la vulnérabilité et la souffrance ne sont pas niées, mais elles sont élaborées défensivement à travers des techniques narratives centrées sur des histoires concrètes et maniant l’autodérision. Des techniques qui permettent un partage de l’expérience du travail entre collègues.

Valérie Tarrou
 
• DEJOURS C. (1988), « Souffrance et plaisir au travail, l’approche par la psychopathologie du travail », Séminaire Plaisir et souffrance dans le travail, tome 1, Paris, éditions PSY. T.A., p. 15 à 28.
• DEJOURS C. (1998b), Souffrance en France, Paris, Le Seuil.
• MOLINIER P. (2006), Les Enjeux psychiques du travail, Paris, Payot.